jeudi 2 mai 2024

Les islamistes cueillent les fruits du Printemps arabe

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Par Nardjes FLICI

  La rue tunisienne, en colère, a changé le cours de son histoire. Ouvrant la valse aux autres pays qui se sont inspirés de la réussite de la première étape de la révolution du Jasmin. En réalité, personne n’y croyait, pas même les Tunisiens qui étaient dans les rues. Personne ne pensait qu’un Ben Ali quitterait un jour le pouvoir (par la petite porte) pour prendre la fuite.

   L’expérience tunisienne a engrené l’espoir d’un changement dans les pays qui ont suivi son exemple, lorsqu’il y a exactement un an, le mythe Ben Ali s’est effondré. Le soulèvement populaire, qui a secoué l’ensemble de la Tunisie pendant près de trois semaines, étonne et surprend le monde entier par sa nature spontanée, sa propagation rapide et la radicalité de ses revendications. C’est lentement et en silence que ce ferment, le combustible de cette contestation a été accumulé et alimenté par le régime en place depuis 23 ans.

   Une révolution considérée comme essentiellement non violente qui, par une suite de manifestations et de sit-in en décembre 2010 et janvier 2011, a abouti au départ du président de la République de Tunisie, Zine El-Abidine Ben Ali.

  L’étincelle a eu lieu le 17 décembre 2010, après l’immolation par le feu d’un jeune marchand ambulant de fruits et légumes à Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, alors âgé de 26 ans, dont la marchandise avait été confisquée par les autorités. Une indignation suscitée qui se mue en révolte principalement parce que les manifestants partagent les motifs de Mohamed Bouazizi – cherté de la vie, frustration des chômeurs et en particulier des diplômés, mépris des autorités et dureté de la police – au point que le geste de Mohamed Bouazizi est imité par deux autres jeunes.

  L’ampleur de la contestation est telle que le pouvoir ordonne à l’armée d’intervenir. Toutefois, celle-ci refuse de suivre Ben Ali et réprimer la population, protégeant en revanche les manifestants contre les policiers, contraignant le chef de l’Etat tunisien à quitter précipitamment le pays, le 14 janvier 2011, pour se réfugier en Arabie Saoudite.

   Les conséquences de la révolution du Jasmin dépassent toute espérance et vont plus loin que les objectifs, si objectifs il y avait, que les milliers de Tunisiens exacerbés, espéraient sans réellement y croire.

  Après la révolution du Jasmin, un effet domino, ou ce que l’on peut aussi qualifier d’effet de contagion a donné l’espoir aux autres pays, acteurs du Printemps arabe, pour faire leur propre révolution, à l’image de l’Egypte, de la Libye, de la Syrie, du Yémen, du Bahreïn, du Maroc… Ce qui est sûr, c’est que c’est un ras-le-bol général qui a permis la mobilisation magistrale des manifestants dans ces pays et la chute de certains de ces régimes, qualifiés de dictatoriaux.

  Ce qui a enfanté cette révolte arabe, c’est en réalité le malaise qui s’est installé au sein de ces sociétés depuis des décennies. Cependant, la question, qui se pose d’elle-même, et qui reste d’ailleurs posée, est celle-ci: pourquoi maintenant? Ou plutôt pourquoi en 2011? L’autre question concerne le pourquoi du comment ou, en d’autres termes, pourquoi ce brusque réveil arabe?

 

La liberté. Et après?

  A cette interrogation, les manifestants répondent en parlant de soif de liberté, de dignité, de démocratie. Ils disent non à la corruption, non à la misère, appellent à la chute des despotes qui les gouvernent depuis leur indépendance… Ceci est pour la version disons officielle, ou la version médiatisée. Il s’agirait donc d’un véritable soulèvement populaire, d’une véritable révolution improvisée. Car pour la première fois dans le Monde arabe, le peuple décide de prendre son sort en main, sans en référer à personne, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, ni aux militaires, ni aux islamistes, ni à qui que ce soit.

   Toutefois, une autre thèse reste soutenue par certains politologues. Celle d’un travail de coulisses des islamistes, qui auraient fait un véritable travail de fond et de longue haleine, en attendant le moment propice pour sortir leurs griffes. Car, réprimés par des régimes laïques mais autoritaires, les mouvances islamistes – notamment les Frères musulmans en Egypte et en Syrie, Ennahda en Tunisie et les islamistes libyens – ont mené au fil des ans une silencieuse révolution par le bas grâce à la prédication et à un réseau efficace d’associations caritatives. Sans pour autant y participer directement et de manière active, les islamistes auraient guetté discrètement le processus révolutionnaire, avec beaucoup de patience, pour ensuite accaparer ses retombées: le pouvoir. Cette approche, qui s’avérait il y a quelques mois à peine, irréaliste et provocatrice, semble se confirmer. Il est facile de constater qu’à l’issue des révoltes populaires auxquelles, selon cette thèse, les islamistes ont participé sans en être les porte-étendards, ces derniers récoltent (aujourd’hui) ce qu’ils ont semé tout au long des années.

  Il y a aussi une autre thèse qui va encore plus loin, et qui parle d’implication de la main étrangère qui aurait soutenu et poussé à ces révoltes, dans le souci de prôner un réel changement dans la zone, et ce par intérêts, ou par nécessité géopolitique. C’est d’ailleurs en Libye que cette analyse a trouvé écho, où El Gueddafi condamnait (déjà) haut et fort une manipulation étrangère de son opinion publique intérieure. D’où, selon le colonel assassiné, la conspiration par un activisme sur le terrain, plongeant le pays dans une véritable guerre civile. Le même scénario d’ailleurs touche la Syrie et condamné par le président la syrie Bachar Al Assad, qui, mardi, a dénoncé, encore une fois, lors de sa quatrième intervention télévisée depuis le début de la contestation syrienne à la mi-mars de l’année dernière, le rôle de l’étranger dans le soulèvement populaire qui frappe la Syrie. «Des troubles qui ne sont que l’œuvre de groupes terroristes armés», a-t-il assuré. Il promet d’ailleurs de frapper ces terroristes d’une «main de fer».

  Les pays sujets à des troubles et à des révoltes dans le cadre du Printemps arabe, ont connu un dénouement différent les uns des autres. On peut toutefois trouver un point commun entre les pays qui ont, un tant soit peu, réussi à se débarrasser de leurs – jusque-là – éternels présidents: la récupération du pouvoir par les islamistes.

 

   Pourquoi les islamistes? Les jeunes descendus dans les rues n’aspiraient-ils donc pas à l’instauration d’une démocratie à l’image de la démocratie occidentale dont la gouvernance domine le monde et fait rêver les jeunes réprimés dans leur propre pays? Un fait peut être relevé dans ce contexte. Les manifestants n’étaient pas préparés à l’éventuelle réussite de leur initiative. Ils n’avaient pas envisagé l’après-révolution. Ils n’étaient ni préparés ni mobilisés à s’investir dans la prise de pouvoir. Ce qui vraisemblablement n’était pas leur objectif. Peut-on faire tomber une dictature en simplement la contester et en exprimant son mécontentement? C’est ce vide organisationnel qui a marqué les révoltes arabes et mis en exergue l’absence d’objectif et encore moins de programmes des initiateurs de la démocratie. Les islamistes, pour leur part, qui, depuis toujours, ont eu leurs propres réseaux, étaient prêts à toute éventualité. Organisés et présents, ils ont toujours tenu tête aux anciens dirigeants et à leurs gouvernements et partisans.

 

Un lourd tribut aux révolutions

  Dur de le confesser, mais la réalité fait que les islamistes jouissent de la sympathie et de la confiance des foules qui se méfient de tous ceux qui ont, de près ou de loin, joué le jeu des dictateurs déchus, participant activement aux affaires par leur intégration au système. C’est par défaut d’alternative que le mouvement le plus structuré de ces pays révoltés, à savoir celui des islamistes, a accaparé le pouvoir. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé jusque-là, dans les trois pays qui ont eu raison de leurs présidents respectifs. Avec Ennahda en Tunisie aujourd’hui au pouvoir, et les Frères musulmans en Egypte (bientôt), pour assurer la transition et/ ou la présidence, demain sans doute les islamistes libyens en attente aux portes du pouvoir. Il s’agit de la force politique la plus puissante dans le Monde arabe, la mieux organisée et surtout semblant disposer de finances inépuisables.

  Alors que les révolutions tunisienne et égyptienne ont provoqué le départ de Zine Al Abidine Ben Ali et de Hosni Moubarak induisant une transition démocratique, les autres acteurs du Printemps arabe n’ont pas les mêmes suites. En Libye, le soulèvement a tourné à la guerre civile entre les forces fidèles au régime de la Jamahiriya de Mouamar El Gueddafi et les insurgés, soutenus par l’intervention de l’Otan sous mandat de l’ONU; au Bahreïn, la solidarité contre-révolutionnaire des monarchies du Golfe a fait échec au mouvement de contestation. Au Yémen, le dictateur Ali Abdallah Saleh a fini par céder en obtenant pour lui, sa famille et ses partisans l’immunité et en Syrie, la répression exercée par le régime de Bachar Al Assad a fait des milliers de morts.

  Malgré la violence de la répression dans tous les pays concernés par des mouvements d’ampleur plus ou moins grande, les révoltes arabes ont toutes échoué en fait, mais les contestations se poursuivent. C’est notamment le cas en Egypte. Des révoltes coûteuses en vies humaines. Des milliers de personnes à travers le Monde arabe se sont battues et ont donné leur vie pour que les leurs vivent librement et en toute démocratie. La révolution du Jasmin a fait 300 morts, selon l’ONU. Près de 850 civils ont été tués pendant la révolte des «papyrus» en Egypte. Le conflit libyen aurait fait plus de 30.000 morts, selon le Conseil national de transition (CNT), alors qu’en Syrie, la révolte violemment réprimée aurait fait plus de 5000 morts, selon les chiffres avancés par l’ONU. Un bilan très lourd à endosser, surtout que l’essence même de cette révolte n’a pas été au bout de ses ambitions. Aujourd’hui, les islamistes commencent à cueillir, par les biais des urnes, les premiers fruits du Printemps arabe. En Tunisie, ils se sont imposés comme première force politique lors des élections d’octobre: le parti Ennahda a remporté 89 des 217 sièges de l’Assemblée constituante, qui vient d’élire Moncef Marzouki à la présidence de la République. En Égypte, la surprise est venue du score des salafistes à la première phase des élections, où l’ensemble des islamistes ont raflé 65% des voix. A méditer.

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