Comprendre d’où nous venons implique de comprendre l’origine de la Voie lactée, ce qui ne peut se faire qu’en étudiant l’origine et l’évolution des galaxies en général et pour cela des trous noirs supermassifs qu’elles hébergent presque toutes. Dans le cas de ces trous noirs il faut mesurer la vitesse de rotation de beaucoup d’entre eux. Une nouvelle méthode vient de faire ses preuves à ce sujet.
Il y a presque 40 ans, les deux astrophysiciens relativistes que sont Brandon Carter et Jean-Pierre Luminet, tous deux à l’Observatoire de Paris à cette époque, ont été les pionniers de ce que l’on appelle en anglais le phénomène de Tidal disruption event (ou TDE), ce qui peut se traduire par « évènement de rupture par effet de marée ».
Comme le montre leur publication dans le célèbre journal Nature en 1982, suivie d’une autre dans Astronomy & Astrophysics en 1983, un TDE se produit avec une étoile dont la trajectoire trop rapprochée d’un trou noir supermassif conduit ses forces de marée à comprimer l’étoile jusqu’à produire ce qu’ils ont appelé une crêpe stellaire – à cause de la forme de la déformation causée par ces forces. L’étoile pouvait finir par exploser en réponse et ses débris étaient donc avalés en partie par l’astre compact.
Mais avant ce destin final, la matière tombant sur le trou noir doit produire un disque d’accrétion lui-même émettant de la lumière car chauffé par le processus d’accrétion, donnant en plus un plasma avec des courants et des champs magnétiques où des instabilités liées à l’apport de matière peuvent conduire à des sortes d’équivalents des éruptions solaires avec le plasma de notre étoile.
Des TDE étudiés avec les rayons X
Une équipe d’astronomes du MIT, de la Nasa et d’autres organismes viennent de faire savoir via une publication dans le réputé journal Nature et que l’on peut aussi trouver en accès libre sur arXiv, qu’une nouvelle méthode pour déterminer la vitesse de rotation des trous noirs supermassifs au cœur des grandes galaxies et qui coévoluent avec elles avait été utilisée avec succès pour la première fois.
La méthode consiste d’abord à découvrir un TDE en surveillant une région de la voûte céleste, puis de surveiller l’évolution lumineuse subséquente de la matière de l’étoile avalée ensuite par le trou noir géant derrière le TDE. C’est donc ce que les chercheurs ont fait tout d’abord en détectant dans le domaine visible, en 2020, un TDE baptisé AT2020ocn et survenu à environ un milliard d’années-lumière de la Voie lactée grâce aux instruments équipant le Zwicky Transient Facility.
Il a fallu ensuite surveiller les émissions en rayons X du disque d’accrétion s’étant formé autour du trou noir supermassif avec le télescope à rayons X Nicer (abréviation de Neutron star Interior Composition ExploreR) de la Nasa à bord de la Station spatiale internationale pendant plus de 200 jours après la détection de AT2020ocn.
Comme l’explique le communiqué du MIT rédigé par Jennifer Chu, en analysant les données collectées les astrophysiciens ont extrait le signal qu’ils espéraient trouver, en l’occurrence des bouffées de rayons X tous les 15 jours environ pendant un cycle transitoire.
Techniquement, l’existence des bouffées se comprend très bien si l’on fait intervenir un effet prédit à partir de la théorie de la relativité générale d’Einstein il y a presque un siècle, et appelé effet Lense-Thirring. Celui-ci fait osciller le disque d’accrétion du trou noir qui adopte plus précisément un effet de précession.
Des disques plongés dans l’espace entraîné par la rotation des trous noirs
Des calculs en relativité générale tenant compte de l’effet Lense-Thirring montrent que l’espace autour du trou noir dans une certaine région est « entraîné » par la rotation du trou noir. Cela provoque la précession du nouveau disque d’accrétion et tend à l’amener à devenir perpendiculaire à l’axe de rotation du trou noir, ce qui finit par se produire et supprime finalement la précession. Le disque chauffé et émettant toujours des rayons X ne se comporte alors plus comme un phare pour Nicer.
Les mêmes calculs relient la vitesse de précession du disque à celle de rotation du trou noir de Kerr. Sachant cela, les astrophysiciens avaient donc entrepris de trouver un TDE pour appliquer cette méthode de détermination de la vitesse de rotation.
On sait que la croissance de ces astres compacts se fait de pair avec les galaxies qui les hébergent et qu’il existe des relations entre l’évolution des galaxies, leur contenu en gaz utilisable pour former de nouvelles étoiles par exemple, et l’histoire de la croissance des trous noirs supermassifs.
Mieux comprendre cette histoire, c’est donc mieux comprendre celle des galaxies. Or, si l’on fait croître essentiellement les trous noirs géants en faisant tomber dessus des courants froids de matière, l’accrétion va se faire selon le disque et donc par la loi de la conservation du moment cinétique, la rotation des trous noirs va croître au cours du temps.
Par contre, si l’on fait croître ces trous noirs essentiellement pas des fusions répétées induites par des fusions de galaxies, on aura des coalescences de trous noirs avec des moments cinétiques de rotation selon des axes arbitrairement orientés les uns par rapport aux autres. Il sera donc plus difficile d’obtenir des trous noirs supermassifs en rotation rapide. Clairement, avec une statistique importante de mesures de vitesse de rotation de ces trous noirs, on peut mieux contraindre les modèles d’évolution des galaxies. Heureusement, on va pouvoir dans ce but détecter un grand nombre de galaxies en explorant les strates de lumière du cosmos observable à diverses époques et exhibant des TDE dans leur cœur avec le télescope Vera Rubin.
L’effet Lense-Thirring, qu’est-ce que c’est ?
C’est fin 1915 qu’Albert Einstein a mis un point final à sa fameuse théorie de la relativité générale. Bardée d’équations tensorielles avec des forêts d’indices et faisant usage de la géométrie des espaces courbes à n dimensions, la théorie semblait formidable pour beaucoup. La légende raconte qu’Arthur Eddington, le célèbre astrophysicien ayant apporté la première preuve de la théorie de la relativité générale, se serait vu ainsi apostropher par un de ses collègues : « Eddington, vous devez être l’un des trois hommes sur Terre à comprendre la théorie d’Einstein ». Devant le silence de Sir Arthur, celui-ci ajouta : « Ne soyez pas modeste Eddington », et l’astrophysicien de répliquer : « Au contraire ! Je cherche qui peut bien être ce troisième homme ! ».
Certainement, la phrase attribuée à Sir Arthur n’était pas du tout le reflet de la réalité car dès 1916, plusieurs physiciens, astronomes et mathématiciens ont commencé à publier des travaux importants sur le sujet. Il y eut d’abord Karl Schwarzschild, qui découvre la même année sa célèbre solution contenant en germe la théorie des trous noirs, ainsi que l’astronome hollandais Willem De Sitter qui prédit ce que l’on appelle aujourd’hui l’effet Einstein-De Sitter.
Quelques années plus tard, deux physiciens autrichiens, Josef Lense et Hans Thirring, découvrent une implication curieuse mais logique de la théorie d’Einstein : la rotation d’un objet génère un effet particulier sur l’espace-temps qui l’environne. En effet, d’après le principe d’équivalence à la base de la théorie d’Einstein, il n’est pas possible de savoir localement si l’on est au repos dans un champ de gravitation ou bien dans un référentiel accéléré, par exemple à l’intérieur d’une fusée.
Localement toujours, on ne devrait pas, d’une certaine façon, distinguer l’accélération que subit un objet sur un disque en rotation et celle générée sur cet objet par le champ de gravité d’un corps en rotation (sans le disque) dans un référentiel au repos autour de ce corps. Tout se passe donc comme si l’espace et ce référentiel étaient entraînés dans un mouvement de rotation, à l’instar de l’effet d’un tourbillon dans l’eau. Il en résulte en particulier qu’un gyroscope en orbite autour de la Terre subira des modifications de la direction de son axe initialement pointé vers une étoile, comme s’il était dans un référentiel en rotation. Plus précisément, il se produira l’équivalent du processus de précession d’une toupie. Connu sous le nom d’effet Lense-Thirring, ce phénomène a finalement été mis en évidence grâce à l’expérience à bord du satellite Gravity Probe B en 2011.
L’effet est minime, presque inobservable, mais il constitue une prédiction intéressante de la théorie de la relativité générale, effet qui peut même être différent selon les théories métriques de la gravitation concurrentes proposées à la place de celle d’Einstein. C’est pourquoi la mission spatiale avait été lancée en 2004 pour en faire l’expérience.