vendredi 19 avril 2024

Nabil Ayouch : «Si c’est une OPA sur la culture, nous irons au combat»

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Entretien avec Nabil Ayouch : «Si c’est une OPA sur la culture, nous irons au combat»

 

  Cette année, c’est le dernier film de Nabil Ayouch qui a représenté le Maroc au Festival de Cannes. Ayouch a remporté le prix François Chalais 2012 pour son long-métrage « Les Chevaux de Dieu ». Projeté le 19 mai dans la section «Un certain regard», «Les Chevaux de Dieu» est l’adaptation cinématographique des «Etoiles de Sidi Moumen» (Flammarion), le roman de Mahi Binebine.

 

  Par un curieux hasard, nous nous voyons un 16 Mai pour parler de votre film sur le terrorisme. Que faisiez-vous il y a neuf ans, jour pour jour, le soir où les attentats ont ébranlé Casablanca ? 

 

  J’étais à Rabat, où je savourais un concert de musique africaine organisé par Mawazine. C’était un petit festival à l’époque. Puis, petit à petit, j’ai vu des portables sortir dans tous les sens des poches des invités. Certains se levaient, partaient précipitamment. Puis mon téléphone a sonné et j’ai immédiatement pris ma voiture pour rentrer à Casablanca, auprès des miens.

 

Qu’avez-vous ressenti, sur le coup ?

 

  Une incompréhension très forte. Et puis, je crois, comme tous les Marocains, de la colère, de la rage, de l’indignation. Comme tout le monde, j’ai défilé dans les rues, j’ai hurlé «Mat9issch Bladi» (NDLR : Touche pas à mon pays). Puis, je suis allé à la rencontre des victimes. J’ai pris une caméra, je les ai filmées, j’ai recueilli leurs sentiments, leurs réactions et j’en ai fait un documentaire d’une quinzaine de minutes qui s’appelle «Plus jamais ça», qui est passé à la télé, dans les festivals. Après, dans les mois, les années qui ont suivi, un sentiment de frustration, que je ne m’expliquais pas, a commencé à jaillir.

 

Vous aviez le sentiment de ne pas être allé jusqu’au bout?

 

  Oui. J’avais rencontré une partie des victimes seulement. A l’époque, j’étais trop dans l’indignation et la colère pour me rendre compte que ces gamins de vingt ans qui sont allés se faire sauter au milieu de victimes innocentes, même s’ils commettaient des actes abominables, atroces, étaient aussi des victimes, parce qu’ils ont été manipulés, embrigadés. Et parce que la structure familiale, la société n’a pas fait ce qu’elle aurait dû faire.

   Votre film serait donc un réquisitoire contre les nébuleuses terroristes et l’Etat qui n’a pas su endiguer la misère?

 

  Ce n’est pas un réquisitoire. Le film ne juge personne. C’est un film sur la condition humaine, dans lequel je montre une réalité qu’on n’a pas voulu voir ou qu’on ne connaît pas : celle d’un bidonville où, certes, il y a une misère sociale, culturelle, intellectuelle, économique. Mais j’essaie d’aller au-delà de ça. L’axiome qui consiste à dire que «misère égale kamikaze» est faux, parce que sinon, il y aurait des millions de kamikazes. J’essaie d’expliquer que ces bidonvillois sont avant tout des êtres humains qui ont été abandonnés par la structure étatique, sociétale. On ne leur a pas amené la culture, le liant social, le lien identitaire. La plupart n’ont plus d’autorité paternelle, vivent dans une structure familiale éclatée, qui ne joue plus son rôle. Au début, ce sont des gamins comme les autres, avec leurs amours, leurs amitiés. Mais, à mesure qu’ils endurent les micro-traumatismes de la vie, ils voient leur destin dévier et devenir des proies plus faciles pour ces nébuleuses, qui interviennent dans la deuxième partie du film et qui vont les embrigader.

 

  Le scénario est inspiré des «Etoiles de Sidi Moumen», le roman de Mahi Binebine. Pourquoi avoir choisi d’adapter cette histoire-là en particulier ?

 

  C’était précisément l’histoire que j’avais envie de raconter. Ça commence par un film choral, avec plusieurs personnages, des gamins qui ont dix ans au début du film, qui se termine avec les attentats. Et au milieu de ça, on a des destins de vie. Des chroniques de la vie de tous les jours qui se transforment en fresques, on passe d’un âge à un autre, et puis tout l’envers du décor. Qu’est-ce qui fait qu’on peut en arriver à commettre ces actes, à devenir kamikaze. Et on s’arrête aux attentats parce que ces derniers ne nous intéressent pas, contrairement à tous ces films américains qui sont faits sur le terrorisme, sur la nébuleuse islamiste, souvent manichéens et qui, surtout, parlent de nous, de notre réalité, sous leur prisme à eux. J’ai envie qu’on s’empare de notre destin et que ce soit des cinéastes arabes qui parlent du monde arabe et de ses problématiques.

 

Parlez-moi du tournage dans le bidonville.

 

  Je n’ai pas tourné à Sidi Moumen, mais dans un autre bidonville, plus rural, beaucoup plus proche de ce qu’était le bidonville de Sidi Moumen au moment où commence l’histoire du film, c’est-à-dire en 1994. On y a tourné quasiment trois mois.

 

Vous évoquez des conditions très dures.

 

  Je suis assez partagé, en réalité. Entre un grand bonheur d’avoir vécu ces moments privilégiés, d’avoir pu côtoyer un monde qui n’est pas le mien et observer à quel point les structures horizontales que sont les bidonvilles favorisent l’échange, une certaine forme d’humanisme, chose que la verticalité des barres d’immeubles ne favorise pas. D’un point de vue anthropologique, c’est passionnant. Globalement, il y a eu un très bon accueil et énormément de gentillesse et de simplicité de la part des gens. On était une source de revenus pour à peu près la moitié d’entre eux, entre le gardiennage, la construction des décors, les figurants, et même des rôles plus importants, comme celui de la mère qui a été interprété par une dame du bidonville. Mais à côté, il y a eu des incidents. Pour des raisons idéologiques, des groupes d’individus minoritaires ont voulu nous créer des problèmes, empêcher le tournage, à trois ou quatre reprises. Nous avons donc eu des difficultés mais jamais au point de songer à interrompre le tournage ou de faire l’amalgame entre une poignée de personnes hostiles et la majorité de la population, chaleureuse et accueillante. 

 

  Avez-vous palpé un mal-être dans ce bidonville ? Avez-vous eu le sentiment d’être dans une cocotte-minute prête à exploser ?

 

  Oui, celui-là et celui de Jamaïca à côté, où on a tourné, sont des cocottes-minute prêtes à exploser, comme n’importe quel autre quartier populaire de par le monde. Car ce sont des poches de misère. Maintenant, j’ai appris à faire la part des choses aussi. De l’extérieur, on voit le bidonville comme un lieu abominable, terrible, avec des habitants à plaindre. Ce sont certes des conditions de vie très difficiles, mais encore une fois, le fait de vivre comme dans un village, les uns à côté des autres, et non pas les uns sur les autres, me laisse penser que si on instillait dans ces poches des conditions de vie humaines, dignes, salubres : des égouts, l’eau courante, l’électricité, le transport et une dose de culture, peut-être que ça deviendrait plus vivable. Ce serait un défi beaucoup moins grand que de chercher à tout raser et à construire des barres d’immeuble à la place, de prétendre reconstruire à la place de l’existant quelque chose de mieux. Vous savez, j’ai grandi à Sarcelles, la banlieue populaire parisienne. C’est tout le contraire du bidonville où on a tourné. Sarcelles m’évoque plutôt les barres HLM qu’ils sont en train de construire en ce moment à Sidi Moumen. Ils refont les mêmes erreurs qu’en Europe. Ils prétendent réussir là où tant d’autres ont échoué : refaire des cités dortoir sans cinémas, salles de théâtre, musées, cafés et autres lieux de mixité où les femmes puissent aller. Je suis d’avis qu’il faut prendre le temps de réfléchir à une bonne politique urbanistique.

 

Vous parlez du bidonville comme d’un «micro-système qui fonctionne avec ses règles, ses codes, sa solidarité». Des exemples ? 

 

  Quand votre citerne d’eau est percée, vous allez voir votre voisin à côté, prenez un tuyau de sa citerne et le ramenez chez vous. On est en permanence dans l’échange, dans un mode de vie solidaire. Si votre baraque s’écroule à cause de la pluie, celle de votre voisin s’effondre aussi. Quelque part, on est tous dans le même bateau, et quand il fait beau, il fait beau pour tout le monde, et quand il fait moche, il fait moche pour tout le monde.

 

  Vous avez choisi de vous replonger dans les événements de 2003, plutôt que de «coller à l’actu» des immolations, de Bouazizi, des soulèvements populaires.

 

  Ce n’est pas notre rôle, en tant que cinéastes. C’est le rôle et le devoir des journalistes de donner cette actualité à lire, à décrypter. Je pense que le cinéaste a un devoir de recul sur les événements. C’est vrai, on peut s’engager sur le moment. Je l’ai fait pour le 16 Mai 2003 mais avec un arrière-goût, une frustration, parce que j’ai plus fait un travail de journaliste que de cinéaste. Il m’a fallu quatre ou cinq ans pour digérer tout ça. Il faut du temps, de la distance, de la maturation pour affiner notre point de vue.

 

Est-ce que le «printemps arabe» vous inspire ? 

 

  Il m’interpelle en tant que citoyen, évidemment. Mais, pour l’instant, il ne m’inspire rien en tant que cinéaste. Je suis trop dans cette réalité-là et je ne sais pas encore aujourd’hui, véritablement, ni ce que signifie ce printemps arabe, ni vers où il va nous mener.

 

Vous êtes très sceptique…

 

  Oui. Au Maroc, j’ai vu et je suis loin d’être convaincu. J’ai trouvé qu’il y avait à la base un mouvement légitime de protestation d’une jeunesse revendicative mais saine dans ses revendications. Une jeunesse qui voulait donner un coup de pied dans la fourmilière, dénoncer des abus, la corruption, un système de santé déficient, un système éducatif qui va droit dans le mur, etc. Des jeunes qui avaient aussi et surtout une volonté de faire de la politique autrement, de voir les partis politiques jouer leur rôle. Je trouvais ça très bien. Mais, petit à petit, tout   ça a dévié et a donné naissance, au Maroc mais aussi en Égypte, en Tunisie et ailleurs, à une forme de radicalisme assumé et à des doctrines, à des idéologies que je ne partage pas. Quelque part, ce printemps arabe a été kidnappé. Et aujourd’hui, il se traduit par tout sauf par l’expression de la volonté populaire initiale. Chez nous, les jeunes du 20 Février ont exprimé une volonté très forte à un moment mais n’ont pas su effectuer leur mutation, pour aider cette société à se transformer de l’intérieur. Et non plus de l’extérieur. Hélas, d’autres ont pris le relais et, depuis, je trouve tout cela bien moins passionnant.

 

Que pensez-vous de la réaction du Roi Mohammed VI face au mouvement du 20 Février ? 

 

  Je la trouve extrêmement bonne, salutaire. J’ai été assez admiratif de la manière dont il a été, pour moi, le premier et le seul des chefs d’Etat arabes à comprendre ce qui se passait dans son pays, à réagir à temps et avec énormément d’intelligence, en tenant compte des forces en présence, et surtout en maintenant des équilibres essentiels, des socles dans la société marocaine.

 

  Revenons au cinéma. Que pensez-vous des choix de la nouvelle commission du fonds d’aide du CCM ? Certains trouvent qu’on a délibérément écarté les projets de réalisateurs comme Faouzi Bensaïdi, Daoud Aoulad Siyad ou Hicham Ayouch, réputés très critiques envers l’islam politique, le conservatisme religieux..

 

  J’espère qu’on n’est pas en train d’assister au début de choix idéologiques, qu’on n’est pas en train d’avoir sous les yeux la concrétisation, la traduction consciente ou inconsciente d’un mode de pensée, qui aurait pour ambition d’imposer des vues, comme ce qu’on a déjà pu entendre à droite et à gauche : un art «propre», des films consensuels, des films «pour la famille», on aura tout entendu à ce niveau-là. Non seulement c’est absurde de réfléchir comme ça, mais en plus, c’est naïf, voire inconscient, de la part de ces chantres de l’art propre de croire qu’on peut dompter les cinéastes et les artistes en général. Le seul devoir d’un artiste, c’est de dire ce qu’il pense.

  Et il y a de la place pour tout le monde, pour les films familiaux, consensuels comme pour les films revendicatifs, pamphlets, provocateurs. Il y a de la place pour tout dans l’art. L’art peut être discuté, jugé, mais pas censuré. Même en Iran, qui n’est pas réputé pour son ouverture, sa démocratie, il y a des cinéastes qui font des films qui ne plaisent pas au régime, et qui ne sont pas conformes à l’idéologie ambiante.

  Pour l’instant, je préfère leur laisser le bénéfice du doute, on ne peut pas juger sur  la base d’une seule commission. Mais si, à la prochaine commission et à celle d’après, on se rend compte que cette tendance se confirme, là, évidemment, il ne faut pas qu’ils s’imaginent une seconde qu’on ne va pas réagir.

  S’il s’agit d’une OPA sur la culture, sur le cinéma, ils se trompent, ils entraînent le Maroc sur des sentiers extrêmement dangereux qui risquent d’abîmer notre image dans le monde. Mais pour l’instant, je pense qu’il est encore un petit peu trop tôt pour porter des accusations, des jugements définitifs. Je suis juste interpellé et inquiet. Et s’il faut aller au combat, on ira au combat.

 

Entretien réalisé par Sana Guessous.

 

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