Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos
Un peu avant midi, Alberta est en train de discuter avec son fils, Marvin Gaye, dans la chambre que celui-ci occupe dans leur maison de Los Angeles. Car, à presque 45 ans, Marvin Gaye, le prince de la soul, de nouveau au plus mal, est revenu vivre avec papa, maman. Tous deux entendent le père, Marvin Gaye senior, maugréer dans une chambre voisine. Il cherche partout un document concernant leur maison de Washington, offerte par le chanteur qui entretient ses parents depuis deux décennies, que monsieur le père s’est permis de vendre sans leur dire un mot. Le vieux harcèle tout le monde pour retrouver ce foutu papier. « Mais qu’est-ce qu’il a encore à gueuler comme un putois ? » pense probablement Marvin Gaye. Déjà, hier, il leur a fait le même coup.
Marvin crie à son père de les rejoindre dans sa chambre, car impossible de comprendre ce qu’il grogne de là où ils sont. Marvin senior refuse et continue à vociférer, il doit être imbibé de vodka, comme d’habitude. Marvin, lui, s’est déjà fait quelques rails de coke ce matin, aussi comme d’habitude. Le ton monte vite. Il envoie son paternel balader fermement et, quand l’enragé daigne enfin se montrer à la porte de la chambre, Marvin lui ordonne de sortir. Il se lève bien décidé à ce que son père sorte de sa chambre. Il le pousse dehors, une fois, deux fois, peut-être trois. Le vieux finit par décamper, mais ça ne suffit pas à Marvin, il ne va pas le laisser s’en tirer à si bon compte. Il le suit en débitant des insultes. Ils sont désormais dans la chambre du père, hors de vue d’Alberta. Elle entend Marvin dire à son père qu’il va lui péter la tête. Elle entend son mari se plaindre des coups de pied assénés par son fils. Elle les rejoint, tire son fils par le bras pour qu’il lâche sa proie au sol. Elle le ramène dans sa chambre.
Bang !
À ce moment-là, Marvin aurait déclaré à sa mère qu’il allait prendre ses affaires afin de ne plus jamais revenir voir ce père qui le hait. Trop tard. Ce dernier, bien vite remis de la soi-disant volée de coups, est debout dans l’encadrement de la porte, revolver rutilant à la main. Bang ! Sans mot dire, il tire sur Marvin. Le chanteur s’écroule, la mère s’enfuit. Bang ! Un autre coup retentit. Alberta court chercher de l’aide en hurlant chez son autre fils, Frankie, et sa femme Irene, qui habitent le petit appartement au-dessus du garage de la maison.
Le couple a bien entendu les coups de feu, et maintenant les cris affolés d’Alberta. Tous deux descendent l’escalier quatre à quatre. Irene retient sa belle-mère, qui lui tombe dans les bras. Frankie s’engouffre dans la maison, monte à l’étage et découvre son frère Marvin dans une mare de sang près de son lit. À demi-mort, il halète pour trouver de l’air. Entre-temps, Irene prévient les secours. Ceux-ci sont bientôt là, mais refusent d’entrer tant que le danger n’est pas écarté. Ils ne sont pas là pour se faire tirer dessus. Ils veulent voir l’arme et le tireur. Irene fonce à l’intérieur, persuade son beau-père de descendre s’asseoir devant la maison, trouve le flingue sous son oreiller, le balance bien en vue sur le gazon. Les secouristes acceptent alors de pénétrer dans la maison. Tout un grimpant, ils demandent à Irene si elle connaît l’identité de la victime. Elle répond : « Marvin Gaye. » « Oh, mon Dieu, ne me dites pas qu’il s’agit de Marvin Gaye, la star ! » s’écrit un secouriste, qui fond en larmes quand Irene lui confirme que c’est bien lui.
Frankie tient son frère dans les bras. Marvin lui aurait dit « j’ai eu ce que je voulais (… ) je ne pouvais pas le faire moi-même, alors j’ai fait en sorte qu’il le fasse », avant d’être emmené par les secours. À son arrivée au centre médical de l’hôpital de Californie, à 13 h 1, celui qu’on surnomme le prince de la Motown ou même le prince de la soul est déclaré mort.
Le verdict tombe
Famille, amis, voisins se réunissent sur la scène du crime pendant que la police de Los Angeles interroge Marvin senior sur les événements qui ont mené au meurtre de son fils. Bien évidemment, il plaide l’accident, il n’a pas eu le choix. Comment croire qu’il ait pu le faire exprès ? Quand on pense que Marvin Gaye, devenu tellement parano ces dernières années à cause de ses abus de drogue, avait offert ce flingue à son père pour qu’il le protège. Mission accomplie. Il fallait que cela finisse mal, un jour, entre un père pasteur, prônant les valeurs les plus strictes, adepte de l’éducation à grands coups de ceinturon, et un fils insoumis, un génie torturé, chantant depuis plus de 20 ans ce que son père considérait comme la musique du diable. Marvin Gay senior a effacé son « monstrueux » fiston, mais il ne pourra jamais effacer son œuvre qui a révolutionné la musique soul. Il ne pourra jamais effacer l’artiste engagé de What’s going on ou l’aphrodisiaque tube Sexual Healing.
Après avoir tenté d’être déclaré inapte à être jugé pour une tumeur bénigne au cerveau découverte pendant sa détention, le père, accusé de meurtre au premier degré, plaide non coupable, avançant la légitime défense. Le 2 novembre 1984, il apparaît si fragile, si sincère, si ému au procès, le verdict tombe : six ans avec sursis et cinq ans de mise à l’épreuve, et c’est tout ! Pas cher payé. À croire que celui qui vous donne la vie a le droit de vous la reprendre quasiment en toute impunité.