Paola Frangieh
L’Atelier 21 s’est mué récemment en une usine jonchée d’objets rouillés et une arène qui s’apparente à une ferraillerie. À première vue, l’exposition est un amalgame de violons et de luths trahis par le temps, criblés d’objets usés et oxydés. Courroies, manches de violon, fils barbelés, cartouches, cordes de violon… incrustent ces violons et luths qui, par moments, se muent en masques morbides.
Une exposition tridimensionnelle, tout en volume, dense, aux frontières du confus, où la dualité prend des proportions de jonglerie artisanale, dans sa forme la plus brute. La matière, ratatinée et ravagée par le temps, se fond dans les toiles et prend une nouvelle apparence.
À travers ce paysage de désolation recyclée, Younes Khourassani « rend hommage aux instruments et à leurs musiciens. J’ai ratissé les médinas, les souks et les anciens quartiers, de Tamaris à Marrakech, et récupéré d’anciens luths et violoncelles, en investiguant sur leur histoire, les endroits où ils ont joué et les musiciens qui les ont manipulés. » Rejetées et abandonnées, ces caisses récidivent comme des revenants tourmentés mais attendrissants, parce que s’accrochant à la vie. Younes Khourassani leur offre cette deuxième vie, en nous mettant face à nos vérités. Ces objets musicaux n’ont-ils pas droit à une fin digne, qui couronne la magnificence de leur parcours ? Ce vandalisme est-il le résultat de la fatalité, voire le dépérissement physique inéluctable en soi, ou est-ce l’œuvre du laxisme de l’homme ?
L’étiolement du temps
L’éphémérité est un concept classique dans l’art contemporain, que Khourassani a choisi de traiter sous l’angle du mélomane, défricheur d’instruments voués à l’abandon. « Chaque instrument a une histoire en rapport avec son musicien, et une âme, dit-il. Lors de mes recherches j’ai découvert des anecdotes singulières sur la relation atypique entre les musiciens et leurs instruments. À titre d’exemple, j’ai récupéré la flûte d’un musicien enseignant au conservatoire de Casablanca, mort pendant sa leçon de musique. J’ai également récupéré la contrebasse d’un musicien ayant joué dans une salle de concerts de Casablanca dans les années 50, aujourd’hui transformée en cabaret ». Selon lui, curieusement, cette contrebasse qui a accompagné le concert de grands musiciens tels que Wadiî el Safi, Sayyed Mekkawi et Adawiya, a été endommagée le jour de la mort de son propriétaire.
Marqué par l’utilisation de la poudre de fer et la poudre de bronze, deux couleurs qui dénotent le passage du temps, l’artiste a également eu recours au blanc, symbole de la mort au Maroc. Car, outre la temporalité de l’homme, l’artiste déplore la marginalisation et le déclin de la musique, certains de ses tableaux montrant des gens en postures incorrectes armés de leurs violons, des musiciens qui n’en sont pas vraiment. Née d’une mélancolie brute, son exposition prend des airs d’une arène de combattant. En glorifiant la matière, Younes Khourassani reconstruit la mémoire, dans un acharnement mystique.