jeudi 28 mars 2024

Algérie : El Watan agonise, ses journalistes et employés entament une grève

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Après plus de quatre mois sans salaire, les journalistes et les autres employés d’El Watan, quotidien d’expression française de référence en Algérie, ont décidé d’observer deux jours de grève. Une crise révélatrice de l’agonie de la presse dans le pays des caporaux…

Depuis le mois de février, la direction d’El Watan, dont le journal n’est plus tiré désormais qu’à 50 000 exemplaires contre 200 000 il y a une dizaine d’années, se dit dans l’incapacité de verser les salaires de ses 150 employés.

« Les travailleurs de la SPA EI Watan, sous l’égide de leur syndicat UGTA, ont décidé d’opérer un mouvement de grève à partir de demain (mercredi 13 juillet 2022, Ndlr), et ce, pour deux jours afin de protester contre le non-paiement de leurs salaires durant quatre mois», a indiqué le Conseil d’administration (CA) de l’entreprise dans un écrit paru dans l’édition papier d’hier mardi.

Faisant face à un redressement fiscal, les comptes financiers de l’entreprise ont été gelés par l’administration fiscale et le Crédit populaire d’Algérie (CPA), sa banque principale.

 Le CA du journal a par ailleurs rappelé qu’El Watan «ne bénéficie pas de la publicité de l’ANEP, le contrat avec celle-ci ayant été rompu unilatéralement ».

 De sa part, le syndicat des employés d’El Watan a déploré dans communiqué publié mardi 12 juillet le fait que la direction du journal n’a proposé aucun dialogue sérieux en vue de trouver des solutions à la crise financière qui asphyxie l’entreprise.

« Les salariés de la SPA El Watan constatent avec regret qu’en plus de son incapacité à trouver une issue à la crise, la Direction ne propose aucun dialogue sérieux au partenaire social », a-t-on regretté.

Ce syndicat a souligné que la décision de recourir à une grève cyclique a été prise « après de longs débats », et « d’autant aucun plan de règlement de la crise n’a été soumis au partenaire social ».

 Pour rappel, le 14 avril dernier, le quotidien francophone algérien Liberté a cessé de paraître après que l’actionnaire majoritaire, Issad Rebreb, ait procédé à la liquidation de l’entreprise éditrice, arguant que le journal est en mauvaise santé financière. D’autres observateurs ont affirmé que l’homme d’affaires avait cédé à la pression du régime algérien.

En effet, ce quotidien se distinguait par son ouverture au débat contradictoire, alors que la presse algérienne est dans sa majorité inféodée à la junte militaire.

Pourtant, il y a encore quelques années, personne ne pouvait imaginer que ce fleuron de la presse algérienne, créé en 1990, allait connaître un sort aussi tragique.

Dès son lancement, ses reportages pendant la décennie noire font sa renommée et ses révélations sur la corruption au sein du pouvoir civil et militaire lui valent suspensions de publication, harcèlement judiciaire et sanctions administratives qui n’ont jamais cessé au fil des ans.

Sous le règne d’Abdelaziz Bouteflika, El Watan s’affirme comme un journal d’opposition dont la virulence est un cas d’école dans le monde arabe. Mais la manne financière liée à la très bonne santé économique du pays au début des années 2000 lui permet d’acquérir les moyens de cultiver son indépendance : d’abord une imprimerie, qu’il partagera avec le journal arabophone El Khabar, pour s’affranchir des rotatives étatiques. En 2010, le journal entamera ensuite à Alger la construction d’une tour de bureaux, symbole de son essor financier.

Mais pour ne pas avoir respecté des normes de construction, ce qui devait être le futur siège, un imposant bâtiment en verre surplombant la baie d’Alger, n’a jamais été occupé.

Les propriétaires du journal crient au « coup politique », estimant que les autorités veulent « les punir pour leur indépendance éditoriale » tandis que l’administration évoque une simple infraction aux règles d’urbanisme.

Dans les faits, depuis 2014, El Watan paye la campagne menée contre le quatrième mandat du président Bouteflika. Les opérateurs privés subissent des pressions pour ne plus donner de publicité au journal pendant que la publicité étatique se tarit.

Avec la démission de Bouteflika sous la pression des manifestations populaires et de l’armée, au printemps 2019, la publicité publique revient. Mais la parenthèse sera de courte durée. Un article évoquant des affaires de corruption présumée impliquant les enfants de l’ancien chef de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, finira de régler le sort du journal.

Lorsque l’expérience d’El Watan week-end, la version plus magazine du journal, se termina en 2016 après sept ans de parution, ses anciens rédacteurs en chef, aussi créateurs du concept, Adlene Meddi et Mélanie Matarese, avaient publié une lettre pour s’interroger sur la « désintégration des rédactions ».

Sans exonérer le pouvoir, ils s’interrogeaient sur « les raisons qui poussent depuis toujours les dirigeants de ces médias à prendre position dans des luttes de clans sans pour autant maîtriser les tenants et les aboutissants d’enjeux qui les dépassent, devenant ainsi les instruments de ces clans aussi bien à l’intérieur du pouvoir politique que dans la sphère économique ».

Ils questionnaient aussi cette « rente symbolique que les patrons de presse cultivent en tant qu’‘’opposants’’, notamment sur certains plateaux de médias étrangers, accumulée à une rente financière tabouisée, totalement éludée lorsque la question de la situation socioprofessionnelle des journalistes ou de la viabilité financière des médias est posée ».

En mai, le ministre de la Communication, Mohamed Bouslimani, a rendu visite à la rédaction d’El Watan. Il a promis de « faire un geste » pour débloquer la situation de l’entreprise, un « geste » toutefois « conditionné » à la nécessité de « faire la promotion de ce qui est positif dans le pays », aurait prévenu le ministre, selon des témoins.

Les responsables du journal n’ont pas changé leur ligne éditoriale et la promesse du ministre n’a pas connu de suite.

Au-delà de l’histoire du journal, cette crise est symptomatique des difficultés auxquelles sont confrontés de nombreux médias en Algérie. En avril, c’est un autre grand journal francophone, Liberté, qui a cessé de paraître.

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